Jean-Léon Gérôme au Musée d'Orsay
Le soleil de cette chaude après-midi de juillet chauffe à blanc le sable du Colisée. Les quatre-vingt mille specateurs massés depuis le matin dans les gradins de l'amphithéâtre ne peuvent que louer la générosité de l'organisateur des jeux, un vieux sénateur qui aspire à devenir consul et qui a fait donner ces festivités en l'honneur de son père, mort trente ans auparavant. La plèbe n'a que faire du père de cet homme, et elle se souviendra moins du sénateur que du spectacle auquel elle assiste. Ce matin là, elle a assisté au venationes, des chasses, homme contre bêtes; pour l'occasion, on avait fait venir à grand frais des flamands roses, des zèbres et même quelques hyènes et trois léopards pour corser le tout. Et puis il y eut des combats bêtes contre bêtes qui avaient notamment vu un rhinocéros vaincre un ours de Calédonie. Le midi, on a exécuté quelques criminels pendant que l'on faisait distribuer de la nourriture aux specateurs. Tous n'attendaient que l'après-midi et les combas de gladiateurs.
Une paire de combattants, un rétiaire et un mirmillon, vient de terminer son combat. Le mirmillon, serre dans sa main un glaive ensanglanté, à ses pieds gît son adversaire. Blessé durement, l'homme tend sa main vers les gradins, vers ce public qui a maintenant à décider de sa vie et de sa mort. Il implore sa grâce auprès des vestales, ces vierges qui ont consacré leur vie aux dieux, ces êtres de pureté. Mais vestales elle n'en restent pas moins des spectatrices avides de sang et leur soif n'est pas rassasiée. Leur sentence est sans appel, pollice verso, le pouce vers le bas, elle réclament la vie de celui qui n'a pas sû les divertir, sous le regard indiférent de l'organisateur des jeux.
Cette scène vous est familière? Si vous avez vu quelques péplums dans votre vie, c'est probable. Pourtant, ce n'est pas une scène de péplum que je vous décris, c'est un tableau, "Pollice verso" de Jean-Léon Gérome dont une partie des toiles est actuellement exposée au Musée d'Orsay.
"Pollice verso", 1872
(Phoenix Art Museum, Phoenix)
Jean-Léon Gérôme (1824-1904) n'a pendant longtemps été qu'un nom connu par les spécialistes de peinture du XIXe siècle, ainsi que par les amateurs de cinéma, certaines de ses toiles ayant, dès l'aube du 7e art, servi de modèles pour quelques péplums. On dit même que c'est en regardant une photo du tableau "Pollice verso" que Ridley Scott accepta de réaliser Gladiator. Pourtant, Gérôme et sa peinture ont connu une longue période de purgatoire: à l'heure où j'écris ces lignes nous sommes en décembre 2010, le peintre est mort en janvier 1904 et, mis à part une exposition à Vesoul en 1981, aucun musée français n'avait songé à lui consacrer une exposition. Gérôme n'était pourtant pas un mauvais peintre, bien au contraire, il fait partie de ces peintres qui dès leur plus jeune âge ont bénéficié de l'enseignement des peintres les plus brillants, il eut même la chance de voir, de son vivant, ses toiles s'arracher à prix d'or.
"Jeunes grecs faisant battre les coqs", 1847
(Musée d'Orsay, Paris)
Jean-Léon Gérôme fut marqué de façon durable par un voyage en Italie qu'il fit alors qu'il était l'élève du peintre Paul Delaroche. A Naples, alors qu'il contemplait le casque d'un gladiateur récemment découvert, il s'étonna qu'aucun peintre n'ait jamais représenté de gladiateur. A son retour, en il expose lors du Salon d'Art et de sculpture de l'Académie des Beaux-Arts de Paris de 1847, un tableau intitulé "Jeunes grecs faisant battre les coqs" (voir ci-dessus) qui lui valu non seulement la médaille d'or du Salon mais également un bonne place au rang des fondateurs du courant néo-grec, un mouvement fortement inspiré par l'histoire et la mythologie gréco-romaine. Parallèlement, il réalise quelques tableaux religieux et des commandes d'Etat. Par dessus-tout, il se fait connaître pour ses tableaux orientaux.
"Marchand de tapis au Caire", 1887
(Minneapolis Institute of Arts, Minneapolis)
Gérôme, en compagnie de son beau-frère et du sculpteur Bartholdi (qui ici faisait office de photographe) fit quelques séjours en Egypte et en Turquie d'où il rapporta de nombreux sujets de tableaux. La critique loua la précision "quasi ethnographique" de Gérôme mais, même s'il est vrai que ses tableaux sont magnifiques, il diffèrent énormément de la réalité. L'Orient tel que montré par Gérôme est un Orient de carte postale mais à sa décharge c'est cet Orient que voulaient voir ses clients. Tout le monde ne voyageait pas à cette époque et le désir d'exotisme était plus fort que le désir de réalisme.
"La prière au Caire", 1865
(Hamburg Kunsthalle, Hambourg)
Outre ces tableaux orientalistes, Gérôme est davantage connu, disais-je pour ses tableaux antiquisants. Evidemment, des thèmes comme "Le roi Candaule", "Socrate venant chercher Alcibiade chez Aspasie", ou encore "Phryné devant l'Aéropage", ne sont pas des histoires que nous apprenons à l'école, ce ne sont plus, devrais-je dire, des histoires que nous apprenons à l'école: pour tout vous dire, même moi qui suis un grand fan d'Histoire ancienne (j'ai un Master2 d'Histoire Romaine, c'est vous dire si j'ai poussé loin le vice), je ne connaissais que très mal ces histoires, seule celle de Phryné me rappelait quelque-chose. Quoi qu'il en soit, au milieu du XIXe siècle, la mythologie gréco-romaine était très à la mode et toute personne cultivée connaissait par coeur ces épisodes. Accrocher un tableau représentant une telle scène mythologique dans son salon était une façon de montrer à vos amis que vous étiez quelqu'un de cultivé. Cerise sur le gâteau, cela permettait parfois d'éblouir vos interlocuteurs par l'étendue de vos connaissances ("Voyez vous cher ami, ce tableau représente Phryné devant l'Aéropage... Comment? Vous ne connaissez pas cette histoire? Laissez-moi vous la raconter.")
Toi aussi, lecteur, éblouis tes amis:
Phryné était une hétaïre (une courtisane) qui vivait à Athènes au IVe siècle av. J.C.. Malgré un surnom peu flatteur (Phryné vient de φρύνος , le crapeau, elle avait, dit-on, le teint jaunâtre), Phryné passait pour etre l'une des plus belles femmes d'Athènes,à tel point que les sculpteurs donnaient son visage aux statues d'Aphrodite. Elle avait des tarifs tels qu'elle était rapidement devenue la femme la plus riche d'Athènes, voire de la Grèce. Elle avait, dit-on, offert de reconstruire les murs de Thèbes, détruits par Alexandre le Grand, à la condition que l'on y fasse graver une stèle disant "Alexandre a détruit, Phryné a rebâti". Allez savoir pourquoi, Thèbes a refusé. Phryné aurait été accusée plus tard d'impétié par l'un de ses anciens amants, un crime qui, à Athènes pouvait aisément être puni de mort, l'exemple le plus connu étant celui de Socrate.
On lui reprochait, les sources divergent, de s'être moquée de Demeter, la déesse de la fécondité, ou d'avoir tenté d'introduire à Athènes le culte d'un dieu étranger. Dans les deux cas, elle risquait gros.
Jugée par l'Aéropage (le tribunal suprème d'Athènes) elle manqua d'être condamnée à mort quand son avocat eut une idée pour le moins hardie. Devant ses juges, il fit apparaitre nue la courtisane. Emu par sa beauté, l'Aéropage estima qu'une femme aussi bien faite ne pouvait decemment pas être impie et l'innocenta.
Pour ceux qui s'interressent au sort de son accusateur, il fut banni à vie d'Athènes.
("Phryné devant l'aéropage" 1861, Hamburg Kunsthalle, Hambourg)
Comme pour ses tableaux orientaux, les oeuvres "néo-grecques" de Gérome témoignent autant d'un soucis de recherche certain que d'une légère fantaisie. Après tout, dans les deux cas, il s'agit de représenter des Hommes éloignés, que ce soit dans le temps ou dans l'espace.
Prenez par exemple ce tableau:
"Ave Caesar" 1859
(Yale University Art Gallery, New Haven)
Cette représentation de gladiateurs saluant l'organisateur des jeux est, du point de vue historique, très bien reconstituée. Néanmoins, on notera que même un spécialiste aura du mal à déterminer dans quelle enceinte se déroule la scène, et pour cause, puisque Gérome préféra inventer des arènes plutôt que d'en reconstituer.
En parlant d'arènes, un autre tableau avait également attiré mon attention, c'est celui-ci. A mon avis, s'il y a bien un tableau qui peut témoigner de l'érudition de Gérome c'est celui-ci.
"Dernière prière des martyrs chrétiens" 1883
(Walters Art Museum, Baltimore)
Il doit s'agir du tableau le plus célèbre de Gérome, après "Pollice Verso" (lui aussi a inspiré des réalisateurs de péplums, notamment Enrico Guazzoni pour son Quo vadis? (1913)). Il montre des martyrs chrétiens priant en groupe au moment où l'on fait rentrer les fauves et où l'on met le feu à des condamnés crucifiés.
Je sais, moi-aussi j'ai vu plus gai comme sujet.
Là où le tableau est particulièrement interressant c'est tout d'abord parce que les torches humaines ne sont pas une fantaisie du peintre, il s'agit réellement d'un supplice infligé par Néron à des chrétiens pendant les persécutions de 64, ce qui prouve qu'il avait au moins lu Suétone (et ça c'est bien! Il faut lire Suétone!). C'est aussi, et surtout, parce que, dans ce tableau, il y a un détail marquant.
C'est pas dans le Colisée qu'a lieu la scène mais au Cirque Maxime.
Pourquoi cela m'a-t-il marqué? Parcequ'une erreur trop souvent commise par les peintres et les cinéastes désireux de représenter le martyr de chrétiens le placent en plein coeur du Colisée où jamais un chrétien ne fut mis à mort en raison de sa religion. Et puis à l'époque de Néron, le Colisée n'existait pas, c'est un peu comme si Charles de Gaulle était représenté allant à l'Opéra Bastille.
"Oedipe" ou "Bonaparte devant le Sphinx", 1868
(Hearst Castle, San Simeon)
En parlant de martyr et de religion, je ne saurais finir de vous parler des oeuvres "antiquisantes" de Gérôme sans vous parler de sa Passion du Christ, intitulée, "Golgotha. Consummatum est" ("Golgotha, tout est terminé", vous noterez d'ailleurs qu'il s'agit peu ou prou de la dernière réplique de "La dernière tentation du Christ" de Martin Scorsese, décidément, le cinéma n'est jamais loin). Au lieu de peindre le Christ comme le firent ses prédecesseurs, c'est à dire crucifié, entouré des deux larrons et la Sainte Vierge à ses pieds, Gérôme opte pour un point de vue différent:
"Golgotha. Consummatum est", 1867
(Musée d'Orsay, Paris)
On reprocha à Gérôme de manquer de respect au Christ en représentant ainsi sa mort, en faisant en sorte d'occulter le sujet du tableau lui-même et de le résumer à une simple ombre, voire même de se mettre à sa place. Bien que marquée par un classicisme certain, la peinture de Gérôme n'en est pas moins marquée par une innovation certaine. Jean-Léon Gérôme savait construire ses tableaux comme certains metteurs en scène (que ce soit au cinéma ou au théâtre) construisent aujourd'hui leurs plans, sa Passion du Christ n'est pas une exception.
Exemple, "La mort de César" 1867
(Walters Art Museum, Baltimore)...
et "7 décembre 1815, neuf heures du matin" (ou "L'execution du Maréchal Ney") 1868
(Sheffield Galleries and Museums Trust, Sheffield)
Les deux tableaux, construits de la même façon, évoquent tous les deux la mort d'un grand personnage, mort maintes et maintes fois représentées. Ici, Gérôme a préféré illustrer l'instant qui suit le moment historique, laissant au spectateur le soin d'imaginer ce qu'il s'était passé avant.
Il y a une certaine modernité dans ses tableaux et pourtant Gérôme passa une bonne partie de sa carrière tiraillé entre des Anciens qui le jugaient trop moderne et des Modernes qui le jugeaient trop ancien. On ne lui a jamais réellement pardonné ses prises de positions contre l'impressionnisme. Lors de l'exposition universelle de 1900, à Paris, il arrête le président Emile Loubet devant la salle où étaient accrochés les tableaux impressionstes en prooncant cette phrase qu'on lui reprocha longtemps: "C'est ici, monsieur le Président, la honte de la France".
"Duel à la sortie du bal masqué" 1857
(Musée Condé, Chantilly)
Ce tableau fut l'un des tableaux les plus diffusés de Jean-Léon Gérôme, grâce aux gravures qui se démocratisaient alors.
L'Histoire n'est toujours écrite que par les vaiqueurs et celle de la peinture ne fait pas exception. Ainsi, Jean-Léon Gérome fut considéré comme l'un des meilleurs représentants de ce que l'on a appelé l'"art pompier", en référence au casque des gladiateurs qui rappelait vaguement celui des pompiers de l'époque. Inutile de vous dire que ce n'était pas une appelation flatteuse, il fut réduit au staut de "peintre qui faisait des tableaux avec des gladiateurs", sujets triviaux, violents, loin d'un art qui devenait de moins en moins figuratif et de plus en plus abstrait.
Tardivement, Gérôme abandonna la peinture pour la sculpture, ses "Gladiateurs" qui trônent au musée d'Orsay en est un bel exemple. Il réalisa quelques sculptures polychromes, dont un buste de Sarah Bernardt ainsi que de petites statuettes reproduites à la chaine, de la même manière que certaines de ses oeuvres étaient reproduites à grande échelle par les entreprises de son beau-père, graveur. Tel était Jean-Léon Gérôme, à la fois héritier d'une tradition pluri-centenaire et homme ancré dans son époque, à la fois membre de l'Académie des Beaux-Arts, hostile à l'impressionnisme et désireux de démocratiser un art qui ne devait pas être reservé à une élite, une sorte de Pavarotti de la peinture en quelques sortes (et en moins gros).
Jean-Léon Gérôme, qui ne manquait pas d'humour, ou tout du moins d'esprit, réalisa, en 1902, cette enseigne pour un opticien (d'où le jeu de mots).
Un lecteur latiniste avec de bons yeux notera,à côté du toutou, l'inscription en latin de cuisine "JL GEROME BARBOUILLAVIT ANNO DOMINI 1902", pastiche des inscriptions que l'on trouvait parfois sur les oeuvres antiques.