Georges Méliès
« Méliès? Je lui doit tout. »
D.W. Griffith
C'était une journée comme les autres dans ce café du Boulevard des Italiens, à deux pas du théâtre Robert Houdin. Un homme est assis à l'une des tables. Il doit avoir entre 30 et 35 ans, il en a en réalité 34, le personnel le connaît bien: c'est monsieur Méliès, le propriétaire du théâtre où tous les soirs, ou presque, lui et sa troupe éblouissent les spectateurs par leurs tours de magie. Que fait-il? Il boit un café, certes, le plus important: il attends un ami. Ils s'étaient croisés le matin même, son ami lui avait alors donné rendez-vous ici le soir. Il était resté assez énigmatique « Vous qui aimez bien les tours de magie et les trucs, lui avait-il dit, venez avec moi ce soir. Je vais vous montrer quelque-chose d'épatant ».
C'est ainsi que Georges Méliès assista à l'une des premières démonstration de l'invention des frères Lumière, le cinématographe et force fut de constater que son ami avait raison: il n'avait jamais rien vu de tel. Georges Méliès vit alors rapidement les avantages à tirer d'une telle invention: lui qui était peintre, caricaturiste et magicien sentait déjà les idées s'entrechoquer dans sa tête.
Malheureusement, les frères Lumières ont une vision bien plus terre à terre de l'utilisation de leur appareil, qui ne doit servir qu'à filmer l'actualité, hors de question de l'utiliser à des fins saltimbanques. Méliès fabrique alors sa propre caméra, une grosse boîte de 35 kilos peu aisée à manœuvrer et pas toujours stable: en filmant aux abords de l'Opéra de Paris, sa caméra tombe et s'arrête. Il la remet en place et continue de filmer, c'est en regardant la bobine qu'il constate que la minute qu'il lui a fallu pour redresser sa caméra a produit un drôle d'effet sur le film: le décor restait le même mais des personnes disparaissaient soudainement, comme si elles s'étaient évaporées. Ainsi naquit le premier truquage cinématographique.
Exemple de caméras telles qu'utilisées par Méliès. A l'époque, ce n'était pas un moteur
qui entraînait la pellicule mais une manivelle, c'est pourcela que
les images des films de cette époque étaient instables.
Prestidigitateur de formation, Georges Méliès, qui avait d'ailleurs fondé l'Académie de Prestidigitation, qui donnait un statut aux illusionnistes, vit alors dans sa caméra une façon de révolutionner son art. Bien vite, entre les acrobates et les numéros de magie, les spectateurs du théâtre Robert Houdin purent assister aux « vues animées de Monsieur Méliès », sortes de tours de magie sur pellicule où les personnages se dédoublaient, se démembraient (une variante du tour de la femme coupée en deux), apparaissaient ou disparaissaient, comme par magie (si j'ose dire).
"Le portrait mysterieux" (1901). Grâce au cinéma, Georges Méliès parvint
à accomplir le rêve de tout magicien: se dédoubler.
A côté de ces projections au sein de son théâtre (il avait pour habitude de faire projeter quelques secondes de ses films à l'entrée de son établissement, pour donner aux spectateurs l'envie de venir voir la suite; dans un sens, nous pouvons estimer qu'il fut l'inventeur de la bande-annonce), Georges Méliès gagnait sa vie en faisant faire des copies de ses films qu'il vendait à des forains. Outre les films d'illusionnistes, le catalogue de Méliès comptait également des saynètes tirée de contes populaires (« Cendrillon », « Barbe-Bleue »...) mais aussi des récits de son invention, tour à tour comiques (« La chute de cinq étage », « Le déshabillage impossible »...), édifiants (« Les Incendiaires »...), ou même fantastiques (« Ulysse », « La conquête du Pôle »...), c'est d'ailleurs l'un de ces films fantastiques « Le Voyage dans la Lune » qui apporta la célébrité à son créateur.
"Le Voyage dans la Lune" (1902).
Inspiré du livre de Jules Verne, « De la Terre à la Lune », ainsi que de « L'autre Monde » de Cyrano de Bergerac, « Le Voyage dans la Lune » se veux plus un conte fantaisiste qu'une œuvre scientifique. Dès les premières secondes, tout doute est dissipé: des astronomes barbus vêtus de robes brodées d'étoiles et coiffés de chapeaux pointus se réunissent. Le doyen, le professeur Barbenfouillis (joué par Méliès) expose à ses confrères son idée pour transporter des hommes sur la Lune. Son idée est simple: mettre des explorateurs dans un gros obus, tiré par un gros canon pointé vers la Lune. Certains s'extasient, un autre éclate et déclare l'idée impossible avant de se faire expulser par les autres.
C'est dans ce film qu'est filmée cette scène célébrissime montrant l'obus atterrir (façon de parler) dans l'œil de la Lune. Pour l'anecdote, la Lune est, ici, jouée, par une actrice de cabaret nommée Bleuette Bernon.
Arrivés sur la Lune ils font connaissance avec les Sélénites (les habitants de la Lune), leurs échappent et reviennent sur Terre dans la liesse générale.
Quand les Hommes parviennent à arriver sur la Lune,
tout le monde est content... sauf la Lune.
Pour ce film, Méliès employa essentiellement des artistes de cabaret: les Sélénites, par exemple, sont joués par des acrobates de Folies Bergères.
De façon générale, la plupart des acteurs jouant dans les films de Méliès sont soit des acteurs de café-concert soit des membres de l'équipe technique. Essentiellement diffusé dans les baraques foraines, le « cinématographe » tel qu'on l'appelait à l'époque était alors vu comme un divertissement de saltimbanques et aucun acteur sérieux ne serait alors allé se compromettre là-dedans.
Photographie du "Studio A" de Montreuil où Georges Méliès
réalisa quelques uns de ses plus grands films.
Il n'y avait pas, à proprement parler, de distributeur à l'époque: lorsque Méliès réalisait un film, il en faisait faire des copies qu'il revendait ensuite aux forains intéressés par les films en question. Il n'y avait pas de lois précises sur la propriété intellectuelle au niveau des œuvres cinématographiques: en gros quand un diffuseur achetait une copie d'un film, il en devenait propriétaire et les limites de ce qu'il avait le droit de faire avec étaient floues. C'est en sortant « Le Voyage dans la Lune » que Méliès, grand précurseur devant l'Éternel, eut le privilège douteux d'être le premier cinéaste dont les œuvres furent piratées.
Georges Méliès vendit un grand nombre de copies de son « Voyage dans la Lune » notamment aux États-Unis où son film remporta un succès sans précédents. Ce succès mis la puce à l'oreille du grand homme: il avait vendu beaucoup de copies de son film mais un nombre encore plus élevé circulait aux États-Unis. La clé de l'énigme était simple: un certain Thomas Edison, qui lui aussi faisait faire des films outre-Atlantique avait acheté des copies du film original qu'il avait fait reproduire et avait revendues à son compte dans tout le pays.
Scène finale des "Incendiaires" (1906). Il était alors conseillé aux forains
de ne pas projeter cette scène-là, puisqu'elle représentait une execution capitale.
Un forain ne peut s'installer dans une ville que si le maire lui en donne l'autorisation et l a toujours été conseillé d'éviter de faire du scandale pour voir son autorisation renouvelée.
Soucieux de protéger ses droits, il envoya son frère, Gaston Méliès, faire valoir ses droits et fonda à New-York la « Star Film ». Il prit également l'habitude, pour empêcher le piratage, d'insérer le logo de sa compagnie dans des éléments de décor.
Ironie du sort, il rejoint, en 1908 le premier cartel des industriels du cinéma, syndicat créé par... Thomas Edison.
A cette époque, le cinéma commence à devenir de plus en plus populaire et Méliès doit augmenter sa production. Lui qui avait été le premier à construire un studio de cinéma doit en faire construire un deuxième pour maintenir le rythme: par contrat il devait fournir deux films par mois.
Réalisateur, producteur, scénariste, décorateur, responsable des effets spéciaux, monteur, acteur, Georges Méliès faisait tout et avec un talent certain: cet homme était de ces génies polyvalents nés, comme le disait Napoléon, pour éclairer le Monde de leur génie.
"Le chaudron infernal" (1903). Sur demande, les studios Méliès pouvaient coloriser, image par image, les pellicules, donnant naissance aux premiers films en couleur. Pour des raisons techniques, il était impossible de mettre plus de six couleurs par image.
Malheureusement pour lui, Méliès n'était pas un grand homme d'affaire: nous venons de voir que la confiance aveugle qu'il faisait à ses clients lui avait joué des tour. Il n'avait pas non plus pensé à créer de société de production, à chaque fois que les studios Méliès sortaient un film, il avait été intégralement financé par Méliès qui y allait de sa poche à chaque fois avec les risques encourus par de telles entreprises: le « Voyage dans la Lune » avait coûté 3 000 000 de francs (anciens, soit 30 00 0 francs nouveaux, soit, environ, 4600 euros) et tout flop se payait cher.
Peu à peu dépassé par la concurrence, Méliès finit par multiplier les films déficitaires. L'Histoire retiendra que son dernier film s'intitula « Le voyage de la famille Bourrichon », en 1912, et qu'il fut tourné quelques semaines avant la fermeture de ses studios en 1913.
"A la conquête du Pôle" (1912). Il s'agit de l'un des derniers films de Méliès, et du plus long (30 minutes).
Méliès y joue ici le rôle du professeur Maboul, inventeur de l'Aérobus, ancêtre de nos avions de ligne.
Pendant un temps le « Studio B » fut reconverti en théâtre. Pendant cinq ans, il y jouera la comédie avec ses enfants et d'autres artistes, puis, en 1922, c'est totalement ruiné qu'il est obligé de vendre sa propriété et ses studios. Comble de la tristesse: personne ne veut racheter ses pellicules de film et il est contraint d'en détruire une partie avant d'en revendre une autre à des fabricants de semelles de chaussures qui les recycleront.
Veuf depuis 1912, il épousa en seconde noces Jehanne d'Alcy, qui avait joué dans certains de ses films et qui, par son physique menu (elle faisait environ 1m50) était particulièrement utile pour les rôles d'apparitions et de disparition. Certains virent même en elle la première star de cinéma de l'Histoire. Après la fermeture des studios Méliès, Jehanne d'Alcy avait acheté un magasin de jouets et de confiseries dans le hall de la Gare Montparnasse. C'est sous les traits d'un paisible vendeurs de jouets que des passionnés le retrouvèrent en 1929, lorsqu'on s'avisa de lui rendre les honneurs qu'il méritait. En 1931, il fut même fait chevalier de la Légion d'Honneur par ni plus ni moins que Louis Lumière lui-même.
"Cendrillon" (1899). Jehanne d'Alcy y joue ici le rôle de la marraine de Cendrillon.
Le magasin de jouets fit, hélas, faillite, et sans le sou, Georges Méliès et sa femme furent logés dans le château d'Orly, propriété de la Mutuelle du Cinéma qui, pour un loyer symbolique, permit à celui auquel les cinéphiles du Monde entier doivent tant de ne pas mourir dans la misère.
Georges Méliès mourut le 21 janvier 1938 à Paris, il est aujourd'hui enterré au cimetière du Père Lachaise sous l'épitaphe suivante: « Georges Méliès Créateur du spectacle cinématographique ». A cette époque, sur les 555 films du maître, seuls 8 subsistaient, tout du moins officiellement.
"Ulysse et le géant Polyphème" (1905). Comme tout bon bachelier latin-grec de l'époque, Méliès était un passionné de mythologie. Il n'est pas étonnant que lui-aussi se soit mis au péplum.
En 1945, Madeleine Méliès, petite-fille de Georges Méliès, qui avait grandi au château d'Orly, se mit alors en tête de partir à la recherches des œuvres perdues de son illustre aïeul. En 1961, elle crée l'Association « Les Amis de Georges Méliès », visant à créer une cinémathèque, la plus complète possible. Ils n'étaient que 8 au départ, ils ne firent que s'accumuler, finissant par atteindre plusieurs centaines, grâce aux efforts d'une légion de collectionneurs et de cinéphiles dont Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque Française et homme convaincu qu'il n'y avait pas un film qui ne méritait d'être vu et conservé (grâce lui soit rendue!).
"Les affiches en goguette" (1906). Ce film figure le premier placement-produit de l'histoire du cinéma.
Toutes les affiches sont fictives (exemple "Tripaulin" à la place de "Ripolin"), à l'exception de l'affiche centrale qui faisait la promotion de la nouvelle revue des Folies-Bergères.
Paradoxalement, c'est en partie le fait d'avoir vu ses œuvres piratées qui sauva le patrimoine de Georges Méliès: à l'aide des scenarii, on retrouva nombre de ces films dans des greniers ou des cinémathèques où ils prenaient la poussière sous des étiquettes mentionnant un film inconnu au titre inconnu et au réalisateur inconnu. Recopiés hors des studios Méliès, ils ne portaient ni l'emblème de la société sur leur boîte ni au début de la bobine, sans parler du fait qu'il n'y avait à cette époque . De plus, certains étaient si mal conservés qu'ils étaient inprojetables. Il fallut des trésors d'ingéniosité et de talent pour les restaurer, puis les numériser afin de ne pas prendre le risque de les perdre une seconde fois.
"Le chevalier mystère" (1899). Ce film n'a longtemps été connu que par son scénario avant que l'on en retrouve
une copie (très abîmée) aux Etats-Unis.
Homme de spectacle, artiste complet de la même manière qu'il existe des athlètes complets, Georges Méliès était également un également un homme qui n'oubliait pas d'être un homme de son temps. En témoignent quelques clins d'yeux çà et là à l'actualité dans certains de ses films: comme les affiches électorales au nom de ses employés ou encore des suffragettes venant mettre leur grain de sel dans des affaires trop masculines à nos yeux. Il réalise également une prouesse en filmant le couronnement du roi Édouard VII... avant l'évènement.
"Les quatre-cent farces du Diable" (1906). Il s'agit d'une variation du mythe de Faust, dont
certaines parties ont été retrouvées colorisées.
A l'origine, Méliès voulait emmener sa caméra à Londres et filmer le vrai couronnement, le seul obstacle étant l'objection de la famille royale qui voyait d'un mauvais œil qu'un histrion (français de surcroît) amène un instrument de saltimbanque dans la cathédrale de Westminster. Méliès se rends quand même à Londres avant la cérémonie, prends des croquis de l'édifice, et se fait expliquer dans les moindres détails le déroulement de la cérémonie qu'il reproduit ensuite dans son studio de Montreuil en utilisant des sosies pour jouer le roi Édouard et la reine Alexandra.
"Le couronnement d'Edouard VII" (1902)
Ce fut également un cinéaste engagé: en 1899, il filme « L'affaire Dreyfus », film en 11 tableaux dont seuls 9 ont été retrouvés. Partisan de l'innocence du capitaine Dreyfus, Méliès fit partie de ces artistes et écrivains qui à l'époque prirent fait et cause pour les dreyfusards qui donnèrent naissance à ce que nous appelons aujourd'hui « les intellectuels ». En 1898, le véritable coupable de la trahison pour laquelle Dreyfus mourrait à petit feu dans l'Île du Diable, le caporal Esterhàzy, avait été acquitté par la cour martiale: reconnaître sa culpabilité aurait pour l'armée, avouer avoir fait une erreur, or un militaire ne fait pas d'erreur. C'est au lendemain de cet acquittement qu'Emile Zola fit publier sa fameuse lettre ouverte « J'accuse » dans le journal « L'Aurore ».
Quant au capitaine Dreyfus, il fut re-jugé en 1899 et reconnu coupable de « haute-trahison avec circonstances atténuantes » (sic), gracié par le président Emile Loubet, il ne fut pourtant réhabilité qu'en 1906.
"L'affaire Dreyfus" (1899). Méliès (à gauche) joue dans ce film le rôle de l'un des avocats du capitaine.
Interdit de projection en France, il fut largement diffusé dans le reste
de l'Europe où des copies du film ont été retrouvées.
Méliès se rendit quotidiennement au second procès et pris des notes afin de pouvoir reconstituer la scène dans ses studios. Il existe une célèbre caricature de Caran d'Ache, qui orne les livres d'Histoire depuis des lustres, assez fidèle à la division qu'engendrait l'Affaire Dreyfus, Méliès lui-même s'est fâché durant un temps avec une partie de sa famille au sujet de son engagement. C'est pour cela que « L'Affaire Dreyfus » fut interdit lors de sa sortie, pour éviter les émeutes sur les lieux de projection. De toutes manières, peu de forains auraient accepté d'acheter ce film, non que les forains soient particulièrement anti-dreyfusards mais disons que la perspective de voir leur chapiteau détruit par des spectateurs qui se bagarrent n'était pas pour leur plaire.
En 2011, le 8 décembre plus précisément, nous célèbrerons les 150 ans de la naissance de Georges Méliès, et c'est en partie pour cela que j'ai décidé de commencer ce nouvel an (« Bonne année », d'ailleurs, chers lecteurs!). Je ne sais pas si quelqu'un le remarquera et je doute fortement que la moindre chaîne de télévision s'en préoccupera (Arte, peut-être). La Cinémathèque Française lui consacrera peut-être un cycle, et ce ne serait pas étonnant vu l'apport d'Henri Langlois dans la sauvegarde de l'œuvre du maitre.
J'ignore si Méliès était un magicien cinéaste ou un cinéaste magicien, tout ce que je sais, c'est que sans lui aucun de nous ne serait ici et que nous lui devons quelques unes de plus belles émotions.