Austerlitz
« Vous les auriez vu ce matin, à crier « Vive l'empereur! « ; si je pouvais laisser mon oreille là où ils sont maint'nant, on en entendrais de belles. »
En 1927, sort en France « Napoléon », d'Abel Gance, fresque historique exceptionnellement longue pour l'époque (entre quatre et cinq heures ce qui même aujourd'hui est énorme), servie par une réalisation impeccable mais aussi par un certain Albert Dieudonné, ressemblant tellement à Napoléon qu'il finit même sa vie dans un hospice où il ne répondait qu'à ceux qui prenaient la peine de l'appeler « Majesté ». Bien que remportant un succès d'estime et étant considéré comme un chef-d'œuvre du cinéma français, « Napoléon » fut un désastre financier: Abel Gance, qui comptait faire une saga en six épisodes sur Napoléon, fut même résolu à vendre les droits du dernier épisode (sur la captivité à Sainte-Hélène) au réalisateur allemand Lupu Pick et abandonna ses rêves de tour de force cinématographique.
Abel Gance faisait partie de ces hommes qui vouent une admiration sans bornes à Napoléon, cet homme qui a force de travail et d'ambition fit de la France la plus grande puissance militaire du monde et fit trembler l'Angleterre. De nos jours, deux guerres mondiales étant passés par là, nous avons plus de difficultés à vouer de l'admiration aux chefs de guerre qui, finalement, sacrifiaient la vie des autres à leurs ambitions et se souciaient peu du sort des populations civiles. Quoi qu'il en soit, et ce n'est pas spécifique à Napoléon, il est difficile de trouver des films sur les grands conquérants sans que ceux-ci ne virent au panégyrique.
Notons tout de même que les dialogues manquent pas mal de naturel, comme souvent dans les oeuvres à portée didactique, on a souvent l'impression que les personnages savent déjà ce qui va se passer.
A la fin des années 50, Abel Gance tente un come-back. Lui qui était considéré comme un pionnier du cinéma n'a pas énormément tourné ces dernières années: en 1953, quand il réalise « Quatorze juillet », cela fait dix ans, depuis « Capitaine Fracasse » (1943) qu'il n'a rien réalisé, cantonné aux films de cape et d'épée il réécrit ce qui devait être la troisième partie de sa grande saga. En 1960, sort donc « Austerlitz » qui retrace l'avènement au pouvoir de Napoléon jusqu'à la bataille d'Austerlitz où, avec une armée bien inférieure en nombre, il vainc les empereurs russes et autrichiens, laissant l'Angleterre seule face à la Grande Armée.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Abel Gance a tout mis en oeuvre pour faire de ce films un succès, à commencer par le casting, « Austerlitz étant le seul film où vous retrouvez en même temps:
Pierre Mondy
Martine Carol
Claudia Cardinale
Vittorio de Sica
Elvire Popesco
Jean Marais
Jean-Louis Trintignant
Orson Welles
et
Michel Simon, le seul, l'unique.
Notons aussi, pour l'anecdote, la présence, dans le rôle de Fouché, d'un certain Lucien Raimbourg (à gauche), connu essentiellement pour être le frère d'un certain André Raimbourg, dit Bourvil.
La plupart de ces personnes n'apparaissent que quelques minutes, tout au plus (Jean Marais, par exemple, joue Lazare Carnot, un révolutionnaire qui n'intervient que pour dire qu'il s'en va et que l'on ne doit voir en tout et pour tout que trente secondes), ce qui relativise un peu le prestige du casting. Faute d'Albert Dieudonné, le choix d'Abel Gance pour jouer Napoléon se porta sur Pierre Mondy.
Sa ressemblance avec Napoléon étant discutable, ce sont surtout ses talents d'acteur qui prévalent ici et sur ce point là, sa prestation est irréprochable, même si à l'écran force est de constater que l'on voit davantage Pierre Mondy jouant Napoléon que Napoléon joué par Pierre Mondy, si vous voyez ce que je veux dire. Notons que Pierre Mondy eut par la suite l'intelligence de se diversifier, de ne pas s'enfermer dans le rôle de Napoléon, erreur que fit Albert Dieudonné.
Les scènes de batailles furent tournées en Yougoslavie, comme bien des fresque historiques à cette époque. Le pays était alors sous la coupe du maréchal Tito, grand amateur de cinéma, qui n'hésitait pas à faciliter le travail des équipes de tournage étrangères, quitte, comme c'est le cas ici, à prêter des cavaliers de sa propre armée comme figurants pour les scènes de bataille.
Bénéficiant d'un casting prestigieux et d'une reconstitution historique de bonne qualité (mais imparfaite, il faut bien le dire), ce films souffre paradoxalement d'ellipses étranges, comme le sacre du décembre 1804: alors qu'Abel Gance nous explique les raisons qui ont poussé Napoléon à se faire sacrer, nous narre les préparatifs de la cérémonie, le sacre en lui-même nous est juste raconté par Jean-Louis Trintignant (c'est déjà çà) devant une maquette de l'intérieur de Notre-Dame. J'ignore pourquoi nous avons été privés de la scène du sacre bien que les raisons soient facilement devinables: manque de moyens, pas d'autorisation de tournage à Notre-Dame, manque de temps, ou que sais-je encore.
La crainte que nous pouvions avoir était qu'Abel Gance tombe dans ce travers que je dénonçais quelques lignes plus haut: à savoir faire un film uniquement à la gloire de Napoléon en laissant de côté ses travers. Ce n'est heureusement pas trop le cas, Abel Gance faisant des efforts pour être un tantinet objectif malgré l'admiration qu'il voue à l'Empereur. Complexé par sa taille, colérique, manipulateur et n'ayant aucune considération pour ses soldats, le Napoléon représenté ici n'est pas exempt de tares ce qui est bienvenu dans la mesure où je craignais fortement que Napoléon dépeint par Abel Gance ressemble un peu à Staline dans les films de propagande soviétique. Foin d'image d'Epinal, pas de Napoléon chargeant sabre au clair et bicorne en vent en première ligne en se riant des balles ennemies, pas de bon empereur parti réconforter ses troupes ou ne prenant que des décisions murement réfléchies et géniales (encore que sur ce dernier point ce soit bien imité) .
A ce titre, le personnage de Michel Simon, le soldat Alboise (« de Pontoise, Seine-et-Oise ») est revelateur: au milieu des princes qui se font la guerre en se souciant aussi peu de perdre un régiment que de sacrifier un cavalier pour prendre la reine adverse, Alboise est un peu la voix du soldat qui suit Napoléon depuis le début, le vieux grognard que n'a jamais remarqué et qui n'est qu'un pion de plus sur l'échiquier, un quidam de plus pris dans le tourbillon de l'Histoire.
Malgré tout cela, ce film a surtout des airs de gros livre d'Histoire, se découpant en tableaux où Gance fait bien attention à nous recaser chaque petite phrase que l'Histoire a retenue, telles que « En politique une absurdité n'est pas un obstacle » ou, dans un autre ordre d'idée « Un ministre de la police qui refuse qu'on le réveille est un Jean-Foutre! » (il adorait cette insulte parait-il). La seule chose que je regretterais c'est qu'il se soit abstenu de lancer à Talleyrand le célèbre « vous êtes de la merde dans un bas de soie » que les écoliers ont peu de difficultés à retenir (avec l'évêque Cauchon qui jugea Janne d'Arc ou le gendarme Merdat qui arrêta Robespierre).
Fiche Technique:
Réalisateur: Abel Gance
Année: 1960
Pays: France/Italie/Yougoslavie
Durée: 2h 45
Genre: Livre d'Histoire en images.