Hommage à Jacques Martin

Publié le par Antohn

Il est vrai que je ne suis pas du genre à écrire des articles d'hommage dès que quelqu'un d'un peu connu décède. Et pourtant, bien que l'année soit à peine entamée, 2010 a déjà vu disparaître Tibet, Lhassa (oui, le dessinateur Tibet et la chanteuse Lhassa sont morts le même jour, je n'y peux rien... il faut croire que la Mort a le sens de l'humour), Philippe Seguin, Mano Solo, et tout récemment Super Nanny.

Bien que cette dernière ait tout mon respect en matière d'éducation d'enfants, je dois reconnaitre que je ne suis jamais parvenu à regarder en entier une de ses émissions, je serais donc mal placé pour vous parler d'elle. J''ai toujours été désespéré de voir cette femme se débattre au milieu de gamins mal élevés (voire pas élevés du tout) et de parents aussi amorphes que laxistes, passant tout à leurs chers bambins au prétexte qu'il ne faut pas les brimer, ayant abandonné depuis longtemps l'idée de les faire se coucher à une heure décente, ayant banni depuis longtemps tout ce qui ressemble de près ou de loin à un légume et estimant que si leur petit Jason (oui parce qu'en plus au niveau prénoms ils ne sont pas gâtés) n'arrive toujours pas à lire à huit ans ce n'est pas parce qu'il ne décolle pas de la XBox installée dans sa chambre ou qu'il ne fait jamais ses devoirs mais parceque sa maîtresse est une grosse nulle qui ne connaît pas son métier. Au bout de dix minutes, on a envie de coller une baffe au gosse, au bout de vingt, c'est aux parents qu'on a envie de la mettre. Reposez en paix Kathy, vous qui m'avez prouvé qu'on pouvait humainement ne pas mettre une rouste à un gamin de cinq ans qui vous réponds "ta gueule!" quand vous lui demandez d'arrêter de tout casser.

Où en étais-je moi? Je viens de vous faire l'oraison funèbre de Super Nanny tout en vous disant que ce n'est pas d'elle que je voulais parler, chapeau Toinou!



Jacques Martin nous a quitté.
Je vous vois venir "ton cerveau aussi nous a quitté, mon canard, Jacques Martin il est mort depuis deux ans et demi". Je comprends votre confusion (par contre, je comprends moins le fait que vous m'appeliez "mon canard" mais bon, passons...), moi aussi pendant un moment je les ai confondus. Là, je vous parle de l'auteur de bandes-dessinées, décédé hier dans son sommeil, à l'âge de quatre-vingt huit ans.

jacques martin0001Jacques Martin, dans quatre costumes representant les époques de ses quatres héros principaux (Alix, Lefranc, Jhen et Loïs) (dessin: André Juillard)

Je me plaît souvent à dire que si j'ai appris à lire c'est avant tout pour pouvoir comprendre les bandes-dessinées que je piquais dans la bibliothèque de mes parents et celles de Jacques Martin en faisaient partie. Il fut l'un des rares artistes dont je puis dire qu'il a influencé ma vie, j'ai l'intime conviction que si j'ai fait des études d'Histoire ancienne, c'est après avoir vu Ben Hur, et lu Asterix et Alix.

Résumer Jacques Martin à Alix serait pourtant des plus injustes tant cet auteur franco-belge a créé de héros.
Né à Strasbourg en 1921, Jacques Martin passe sa jeunesse entre visites du musée du Louvre et lectures d'"illustrés".  Passionné d'art et d'Histoire, Jacques Martin doit, à la mort de son père, s'engager dans la vie professionelle et commence alors des études d'ingénieur aéronautique. Survient la Seconde Guerre Mondiale et l'Occupation, Martin est envoyé dans une usine de Messerschmitts d'où il ramènera un bon nombre de croquis. C'est durant cette période qu'il commence à publier ses premiers dessins et, à la fin de la Guerre, il délaisse l'ingénierie pour le dessin.
Jacques Martin commence par réaliser quelques affiches publicitaires, travaillant en free lance et écumant les rédactions de journaux en Belgique, son carton à dessins sous le bras.

En 1948, il est engagé par Hergé, qui vient de fonder le magazine Tintin. Outre sa collaboration à la réalisation de certaines aventures de Tintin (notamment Coke en stock et Tintin au Tibet), Jacques Martin y crée, dès son arrivée, le personnage d'Alix Gracchus, dont la première apparition eut lieu le 16 septembre 1948, dans le numéro 36 de l'édition belge de Tintin. Un mois et demi plus tard, le 28 octobre, il fit partie du premier numéro de l'édition française du magazine.

Alix intrepide

Tout commence en 53 av. JC. Jeune esclave gaulois, Alix est affranchi à la mort de son maître, Honorius Galla et apprends que ses parents étaient mercenaires et ont disparu lors d'une guerre contre les Assyriens. Enfin libre, il parcourt le Monde, allant même jusqu'en Extrême-Orient (L'empereur de Chine) et rencontrant, outre son ami Enak, un grand nombre de personnages historiques dont César, Pompée, Cléopâtre, Ptolémée et même Vercingetorix.
Si Alix eut du succès, c'est en grande partie grâce à ses scenarii et à ses dialogues, certaines de ses aventure bien de bons péplums, mélant histoire, fiction, amour, haine, humour et tragique avec même un soupcon de fantastique (Le dieu sauvage). C'est en lisant Alix que les derniers détracteurs de la bande-déssinée finissent par être convaincu qu'il s'agit bien d'un art à part entière.

sphinx d'or
La couverture du "Sphinx d'or", où Alix rencontre Enak. On fit souvent remarquer à Jacques Martin que les deux jeunes hommes entretenaient des relations équivoques, ce qui était parfaitement voulu: Jacques Martin, qui avait la réputation, (usurpée ou non) d'être homosexuel, s'amusait souvent à jouer sur cette ambiguité.

Alix est également connu pour servir, assez régulièrement, d'outils pédagogiques pour les professeurs d'Histoire tant l'exactitude historique y est respectée, Jacques Martin n'hésitant pas à se documenter à fond sur chaque sujet afin d'éviter aux maximum les erreurs. Il n'a pas hésité, par exemple, à investir dans une encyclopédie en dix volumes sur l'architecture carthaginoise quand il préparait Le spectre de Carthage.
Alix a vu le jour à une époque où beaucoup de gens voyaient les "illustrés" d'un mauvais oeil, persuadés qu'ils ne servaient qu'à crétiniser la jeunesse, qu'ils détournaient les enfants de la littérature (la vraie) et qu'ils n'apprenaient rien.
C'est à peu près à cette époque que sont nées les premières bandes-dessinées didactiques, souvent bien dessinées mais atrocement soporifiques avec leurs personnages s'exprimant comme s'ils avaient le petit Lavisse sous les yeux. Alix fut l'une des premières à réellement joindre l'utile à l'agréable et c'est ce qui fit sa longévité.
Notons que cette série eut aussi l'honneur (?) d'avoir été traduite en grec ancien ainsi qu'en latin, ce qui est suffisamment rare pour être souligné.

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La couverture latine du fils de Spartacus (source: Bdzone.com)
Dans l'ombre d'Alix, Jacques Martin donna vie à d'autres héros, les deux plus célèbres étant Lefranc et Jhen, respectivement journaliste et jeune chevalier dans la France du XIVe siècle. Chacune de ces aventures tant l'occasion pour Martin de nous faire partager ses connaissances historiques, impeccables comme il se doit (dans le cas de Lefranc, ce sont surtout ses connaissances en aéronautiques qui sont mises à contribution ).

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Atteint depuis plus de vingt ans de dégenerescence maculaire, Jacques Martin fit une longue pause de 1988 à 1996, date à laquelle il publia Ô Alexandrie, qu'il réalisa avec la collaboration de deux autres dessinateurs, Rafael Morales et Marc Henniquiau. Pour pallier à sa cécité, il dessina cet album grâce à une palette graphique spéciale qui agrandissait une centaine de fois ce qu'il dessinait. Il réalisa quelques dessins pour l'album suivant Les Barbares, avant de se concentrer sur l'écriture des scénarii, laissant à d'autres dessinateurs le soin d'en réaliser la mise en planche. L'année dernière, sortit La cité engloutie, vingt-neuvième (et peut-être dernier) album d'Alix.

la cité engloutie

S'il est vrai que la qualité baissait avec le temps, chaque album d'Alix qui sortait était une petite merveille, à la fois graphiquement et scénaristiquement tant Jacques Martin y apportait un soin infini.

Voilà, quand j'ai commencé cet article, je ne savais pas comment le finir et je ne sais toujours pas.
Souvenons-nous juste qu'il y avait un homme du nom de Jacques Martin et que c'est en partie grâce à lui que la bande-dessinée mérita son surnom de "neuvième art".
Et là, au fond de ma bibliothèque, un jeune gaulois au cheveux blonds vient de devenir orphelin pour la seconde fois.

Publié dans Bande-dessinée

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