La Rage Du Démon

Publié le par Antohn

Il m’est déjà arrivé à quelques reprises de vous parler de vieux films, de très vieux films et ceux qui suivent ce blog depuis longtemps, probablement même avec plus d’assiduité que je n’en met à y écrire, connaissent mon goût pour les films datant des débuts du cinéma. Non seulement je leur trouve un charme certain mais, pour quelqu’un qui, comme moi, adore parler de ce qui se passe derrière la caméra plutôt que de ce qui se passe devant, ils sont une source d’anecdotes intéressantes, parfois cocasses mais surtout symptomatiques d’une époque où l’industrie cinématographique était très différente d’aujourd’hui.

Ce qui me marque surtout, ce sont ces histoires de public sur-réagissant à ce spectacle d’un genre nouveau, comme ces spectateurs qui auraient été, dit-on, pris de panique lors de la projection de L’ARRIVEE DU TRAIN EN GARE DE LA CIOTAT des frères Lumière et auraient fui la salle, pensant que le train leur fonçait réellement dessus. De la même façon, on dit que lorsqu’ils projetèrent à leurs ouvriers un film intitulé DEMOLITION D’UN MUR, où, en utilisant pour la première fois la technique du rembobinage, Auguste Lumière remontait le mur comme par magie, certains s’exclamèrent que leurs patrons étaient "des sorciers".

Et puis il y a des histoires plus sombres, comme celle entourant ce qui est sûrement le premier film d’horreur : LA RAGE DU DEMON, sujet de l’un des documentaires les plus troublants que j’aie pu voir.

Sous ce nom se cache un film de 1897 dont la projection, à l’époque, avait littéralement déclenché un mouvement d’hystérie collective, à tel point qu’il ne fut plus projeté qu’en de très rares occasions, avec le même résultat. Il disparut ensuite pendant des décennies avant qu’un collectionneur américain n’organise une nouvelle projection en 2012, dans la salle de séminaire du Musée Grévin… projection qui provoqua à nouveau des crises d’hystérie ! A tel point que, dans la cohue, le film se perdit à nouveau.

Autant vous dire que lorsque j’appris cela, ma curiosité à pété le score : que peut contenir ce film pour être à ce point terrifiant qu’il fait perdre la raison à ceux qui le voient ? D’autant plus que, bien que le réalisateur du documentaire, Fabien Delage, a pu retrouver des spectateurs de 2012, aucun d’entre eux n’avait de souvenir précis de ce qu’il avait vu, ni de ce qu’il avait fait lors de cette séance.

Le documentaire va, certes, explorer quelques pistes pour expliquer ce phénomène mais va surtout s’atteler à connaître son origine, à commencer par son auteur. Parce que nous parlons d’un film de 1897, à une époque où le cinéma était un simple divertissement forain et où les acteurs et les réalisateurs n’étaient pas crédités au générique. Cela amenait d’ailleurs à des cas comme celui de l’actrice Florence Lawrence qui, avant de devenir la première vraie star de cinéma, était d’abord connue par les spectateurs, non pas sous son nom mais comme “The Biograph Girl” du nom de la société de production pour laquelle elle tournait.

Par chance pour les historiens du cinéma : l’une des seules certitudes sur LA RAGE DU DEMON est qu’il s’agit d’un film de 1897 (coupures de presse faisant foi) et, à cette époque, des gens capables de faire marcher une caméra il n’y en avait pas beaucoup. Et si l’on réduit cette sélection à ceux capables de faire marcher une caméra ET réalisant des films fantastiques, un suspect se détache… Georges Méliès.

Vous me direz que, si Méliès a souvent parlé de démons ou de diables dans ses films, aucune de ses œuvres répertoriées ne s’appelle LA RAGE DU DEMON, mais c’est oublier que le référencement des films à l’époque était pour le moins chaotique. Tenez, je vais vous raconter une histoire :

Lors d’une séance de dédicace de son documentaire, j’ai eu la chance de pouvoir échanger quelques mots avec Fabien Delage et notre conversation s’est portée assez rapidement sur Georges Méliès et son apport au cinéma fantastique, notamment au nombre de genres dans lesquels il fut un précurseur. En évoquant notamment le fait que Méliès a réalisé le premier film de momies : CLÉOPÂTRE, réalisé en 1899, que je pensais perdu, Fabien Delage m'expliqua que l'on pensait avoir retrouvé ce film il y a de cela quelques années. Et puis, il fut de nouveau considéré comme perdu lorsque l'on s'aperçut, après restauration, que la bobine ne contenait pas CLÉOPÂTRE mais un autre film de Méliès : L'ORACLE DE DELPHES, dont l'histoire est similaire et qui avait été mal archivé...

Moralités : Fabien Delage est un être adorable mais en plus l’archivage des films du XIXe siècle et ben c’est le bordel donc l’idée qu’une oeuvre de 1897 passe sous le radar n’est pas complètement idiote.

Reste que, puisque LA RAGE DU DEMON est introuvable, il ne va pas forcément être question de son contenu, ici, mais plutôt de ses origines. Je ne vous dévoilerai pas le fin mot de l’histoire mais sachez juste que les spécialistes que Fabien Delage va interroger vont nous dépeindre une industrie cinématographique bien moins reluisante qu'elle n'en avait l'air et une Belle Epoque où le spiritisme et la fascination pour le macabre étaient monnaie courante.

Au final, l'ensemble de ces révélations va nous permettre de comprendre, à défaut d’expliquer, un mystère trop beau pour être vrai.

 

Trop beau pour être vrai…

Oui parce que, tombons les masques, personne n’a réalisé de film intitulé LA RAGE DU DEMON, ni maintenant, ni il y a 110 ans, ce documentaire est une fiction complète ! Très vite, certains éléments nous mettent la puce à l’oreille mais, pour qui ignore qu’il s’agit d’un faux documentaire, l’illusion est parfaite. Tout d’abord parce que les intervenants, pour la plupart d’entre eux, ne sont pas des comédiens, ce sont des experts reconnus dans leurs domaines respectifs et la plupart des informations qu’ils nous donnent sont vraies… sauf que parmi celles-ci se cachent des inventions, habilement dissimulées par des images d'illustrations dont la plupart sont authentiques (et assez rares).

Par certains aspects, LA RAGE DU DEMON m’a fait un peu penser aux DOCUMENTS INTERDITS de Jean-Teddy Filippe, une série de vidéos, présentées comme des documents amateurs provenant des quatre coins du globe, de qualités et d’époques différentes et toutes plus mystérieuses les unes que les autres. Elles aussi étaient fausses mais la voix-off, nous expliquant leur contexte de prise de vue, nous expliquant où et quand elles avaient été prises, nous invitant à faire attention à tel ou tel détail, nous donnait le sentiment de voir des archives authentiques puisque s'appuyant sur une illusion de vraisemblance.

Ici, la recette va être la même et on en vient même à regretter qu’il n’existe pas réellement ce fameux film. Bon, évidemment, une vraie pellicule de 1897 serait totalement illisible en l’état, il faudrait la restaurer et probablement numériser le film puisqu'il serait compliqué de la projeter telle quelle mais ne serait-ce que pour le contexte l’entourant, son visionnage serait indispensable. On en vient également à regretter que le documentaire n’aille pas plus loin dans l’immersion, en reconstituant ce qui aurait pu être LA RAGE DU DEMON, par exemple, bien qu'il soit évident que, pour des raisons de budget, cela aurait été compliqué.

Il reste que l'exercice est assez intéressant et plutôt réussi, je me demande même quel aurait été mon ressenti si j'étais tombé sur ce documentaire par hasard, sans savoir à l'origine qu'il s'agissait d'une supercherie.

Mais ce qui fait le charme de LA RAGE DU DEMON n'est pas là, à l'image de son réalisateur, il est surtout, pendant une heure l'expression de la fascination de son auteur pour une époque révolue où le cinéma n'était pas vu comme un art, n'était pas encore une industrie mais était déjà un divertissement, "la forge des magiciens" comme le dira un jour Mario Bava.

Oui, LA RAGE DU DEMON n'existe pas mais on sort de ce film avec l'envie de se replonger dans cette époque, de (re)voir des films comme le FRANKENSTEIN de 1910, HAXAN, NOSFERATU... Et puis vos explorations vous mèneront peut être vers quelques films de Meliès, LE MANOIR DU DIABLE, par exemple... qui date de 1896... et qui, pour le coup, est vraiment considéré comme le premier film d'horreur.

Et promis celui-ci vous en sortirez indemnes.

Publié dans Cinéma

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